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«Des centres d’intérêts passionnants et de bons loisirs sont la meilleure prévention»

Édition n° 88
Sep.. 2011
Santé et culture

Entretien Emil Steinberger/Niccel Steinberger. L’humour conserve-t-il en bonne santé? Quelle est l’importance de l’art et du rire pour la santé? spectra a interrogé deux personnes bien placées pour le savoir: Emil et Niccel Steinberger. Tous deux ont en effet pour métier de faire rire les gens. Le grand humoriste Emil avec des numéros de scène et des livres inoubliables et Niccel en tant qu’auteure et animatrice de séminaires du rire.

spectra: Emil Steinberger, à bientôt 80 ans, vous montez encore sur scène presque 100 fois par an. L’humour maintient-il jeune?

Emil: je ne le dirais pas vraiment. L’humour ne résout pas tout. Par exemple, les problèmes au travail. Si l’humour peut, il est vrai, être une base précieuse pour détendre une situation, je ne crois pas qu’il soit capable de résoudre les problèmes professionnels graves.

Que faites-vous pour préserver votre santé?

Emil: je travaille! Je n’ai jamais été un féru de sport. Je ne suis même pas capable de respecter les moindres bonnes résolutions, comme les 30 minutes de marche par jour. Ce sont plutôt mes différentes activités qui me conservent en bonne santé, ou du moins me permettent de travailler et de vivre sans douleurs.

Que faites-vous pour votre santé mentale?

Emil: je vais sur scène! Entendre les gens rires fait déjà beaucoup de bien. Et parfois cela se poursuit après la représentation. J’espère qu’en quittant le théâtre les spectateurs ne baissent pas complètement le rideau mais qu’ils peuvent encore en profiter un peu. J’apprécie aussi beaucoup les séances de dédicace. Il est déjà arrivé qu’un grand-père vienne avec son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants dont le dernier n’était pas encore né. J’avais devant moi trois générations qui avaient, d’une manière ou d’une autre, reçu une part d’Emil. J’aime transmettre ce genre de choses. Cela me procure beaucoup de plaisir malgré les efforts qu’il faut fournir.

Vous créez de la nourriture spirituelle pour d’autres. Quelle est la vôtre?

Emil: la culture a toujours affaire avec le facteur temps. Les gens actifs ont de moins en moins de temps à consacrer à la culture. Pourtant, chacun devrait avoir un centre d’intérêt qui le motive à entreprendre et à vivre des choses. Pour moi, c’est la culture théâtrale. Mais ces derniers temps nous sommes souvent allés au musée et y avons trouvé beaucoup de plaisir. Les musées offrent un divertissement très accessible.

«Rire fait du bien partout. Cela renforce les gens, leur donne du courage, les rend créatifs.»
Niccel Steinberger

Il n’y a qu’à entrer et marcher, pas besoin de réserver sa place. On y voit et on y vit des choses qui font tout simplement du bien et incitent à agir soi-même. Parfois, c’est même presque un peu énervant… on ressort la tête pleine d’idées que l’on ne peut pas réaliser – tout simplement faute de temps.  

Y a-t-il des manifestations culturelles qui vous ont particulièrement touchés ces derniers temps?

Niccel: «Silo 8» de Karls kühne Gassenschau. Nous l’avons vu six fois, et chaque fois nous avons ri aux éclats. Mais c’était également très émouvant. Une manière formidable d’aborder la question de la vieillesse et tout ce qui en fait partie: la sénilité, la mémoire défaillante, etc. En ce moment, tout ce qui a trait au théâtre de marionnettes me touche. Je voulais être marionnettiste dans le temps, et je viens de le redécouvrir. Peut-être est-ce dans l’air du temps. Partout ressurgissent tout à coup ces figurines de chiffons. Récemment, nous avons assisté à une pièce à Hambourg, prochainement nous irons à New York et à Saint-Gall pour en voir d’autres. Et puis, nous avons eu la chance d’assister à un épisode de Sesamstrasse, ce qui m’a permis de serrer dans mes bras Ernie et Bert avec lesquels j’ai grandi. Ce sont de beaux moments.
Emil: en Allemagne, nous avons vu l’exposition de Loriot. Voir toute son œuvre dans un cadre où tout était très bien fait m’a rendu presque jaloux. Nous avons également assisté au concours des Brass Bands. C’était un grand moment! On y voit des formations venues des villages les plus reculés! C’est incroyable, cette capacité à mettre sur pied tout un orchestre de cuivres pour jouer dans la cour des grands! Nous nous plaignons beaucoup de la «jeunesse d’aujourd’hui», mais il y a tellement de jeunes actifs qui font de la musique et apprennent à réaliser quelque chose.

Niccel, c’est grâce à l’humour que vous avez rencontré votre mari. Pouvez-vous nous décrire brièvement le chemin qui vous a conduit à Emil?

Niccel: en 1980, je suis allée au cirque Roncalli qui, à l’époque, venait juste de rouvrir à Cologne, après la phase André Heller. J’avais alors 15 ans et j’étais comme électrisée. Je savais enfin ce que je voulais faire: clown. J’étais fermement convaincue que c’était ma vocation. Je ne savais pas, alors, qu’Emil était à l’origine de ce programme de cirque. Cela m’a beaucoup marquée les années suivantes. Je n’ai passé ma maturité que pour pouvoir intégrer l’école de clown Roncalli. Malheureusement cela n’a pas marché. A 20 ans, j’ai écrit une lettre à Emil, le priant de me donner des tuyaux pour devenir clown. Il s’en est suivi une amitié par correspondance.
Emil: ton parcours était aussi très intéressant ...

«Nous nous plaignons beaucoup de la ‹jeunesse d’aujourd’hui›, mais il y a tellement de jeunes actifs qui apprennent à réaliser quelque chose.»
Emil Steinberger

Niccel: ... oui, je suis arrivée aux études théâtrales après bien des détours, mais je les ai interrompues pour entamer des études de germanistique interculturelle, c’est-à-dire «allemand langue étrangère». Au début c’était passionnant, mais dès la moitié du cursus j’ai commencé à m’ennuyer car il n’y avait plus rien de nouveau. Toutefois, je voulais terminer ces études. J’ai alors réussi à convaincre mon professeur de me laisser écrire mon travail de diplôme dont le sujet serait le clown. C’était ce qui me motivait pour terminer mes études. En écrivant ce travail, j’ai découvert le rire en tant que thème. J’ai remarqué tout ce que cela contient et compris l’importance du rire. Je voulais en faire profiter les gens. C’est pourquoi j’ai commencé à donner des séminaires de rire après mes études. Je sentais également que c’était une bonne voie pour moi. Autrefois, lorsque j’étais triste j’écoutais toujours de la musique triste, ce qui n’arrangeait pas les choses. Puis j’ai remarqué que je devais écouter de la musique gaie pour aller mieux. Dans les séminaires de rire j’essaie de montrer aux gens tout ce que l’on peut faire pour être plus gai dans sa vie.

Que pensez-vous des clowns d’hôpitaux?

Niccel: je les trouve géniaux. Rire fait du bien partout. Cela renforce les gens, leur donne du courage, les rend créatifs et cela soutient la cohésion du groupe. Je suis intimement convaincue que l’on devrait rire ensemble au travail. Dans notre bureau, nous pratiquons le rire et nous parvenons même à contaminer les serveurs dans notre restaurant habituel. Soudain, ils commencent à être amusants. Au début, ils étaient curieusement rigides. Mais lorsqu’ils ont compris que nous plaisantions en permanence, ils sont entrés dans notre jeu. Et tout le monde en profite; ils jouent avec nous et nous avec eux. Je pense que l’humour aide à gérer plus facilement les problèmes. En tout cas, c’est plus facile que si l’on s’y confronte en ayant peur, à contrecœur ou en ruminant. Cela fait plaisir d’entendre que nos collaborateurs se réjouissent tous les lundis de venir travailler. C’est un très beau compliment et a certainement à voir avec le fait que nous rions beaucoup ensemble.

Comment instaurer une culture du rire dans une entreprise?

Niccel: chaque entreprise doit trouver sa propre voie. Certains réagissent davantage aux blagues orales, d’autres à la gestique. Il y a peut-être aussi au bureau un raconteur d’histoires génial. C’est très divers. Selon la composition du groupe, naît une langue de l’humour très particulière. J’ai déjà dit que nous plaisantons souvent avec un serveur. Nous faisons sans cesse de nouvelles plaisanteries, nées spontanément de la situation du moment. Il n’y a rien de planifié, cela arrive tout simplement. C’est fascinant de voir les gens entrer dans le jeu. C’est comme pour nos «feuilles hebdomadaires». L’un de nous deux commence un dessin, l’autre continue. Si j’ai l’intention de dessiner une bouteille, Emil en fera peut-être un chien. A moi ensuite de réagir. On essaie de ne rien détruire, mais de poursuivre sur une lancée positive. L’essentiel est que la «feuille hebdomadaire» soit terminée le dimanche et qu’elle nous plaise à tous les deux. Il en va de même avec l’humour.

Avez-vous des tuyaux pour apporter de l’humour dans un environnement sans humour?

Niccel: oui, il faut partir de petites choses. On peut essayer de s’allier des complices dans l’entreprise pour tenter quelque chose. Les autres seront vite pris au jeu. Ou alors on accroche un tableau sur lequel tous les affichages amusants sont permis. On peut aussi chanter une lettre au lieu de la dicter. Ou aussi récompenser la meilleure excuse de retard au lieu de toujours râler contre les prétextes artificiels. Il n’y a pas de recette toute prête. Chaque situation, chaque équipe, chaque entreprise est différente. Les personnes harcelées peuvent aussi préférer l’humour à la défensive. L’effet est très souvent positif.

Organisez-vous toujours des séminaires de rire?

Niccel: oui et non. J’ai une longue liste de personnes intéressées, mais je n’ai pas encore fixé de date ni trouvé de lieu approprié. Les séminaires ont toujours lieu dans un hôtel et durent deux à trois jours. C’est en effet un concept global qui inclut les repas et les nuits. Les choses ne sont pas limitées au local du séminaire. Nous sortons aussi dans la rue.

Quel genre de personnes viennent à ces séminaires?

Niccel: toutes sortes. Il y en a de très jeunes qui veulent écrire un travail de maturité sur ce thème. A ce jour, la doyenne était âgée de 80 ans. Il y en a d’autres qui se font ce cadeau au moment de la retraite. D’autres viennent des soins palliatifs et veulent intégrer le rire dans leur métier. J’ai déjà eu aussi un policier, désireux de mettre davantage d’humour dans ses contacts avec ses subordonnés. Il y a des enseignants soucieux d’inclure l’humour à leur enseignement. L’humour à l’école est d’ailleurs un thème très important. Mais il y a aussi des personnes gravement malades qui viennent au séminaire pour rire à nouveau vraiment, car presque personne ne rit plus avec eux au quotidien, par crainte de paraître déplacé. Pourtant, le rire est très libérateur pour les malades.
Emil: il faut dire aussi que cela n’a rien à voir avec ces clubs du rire où l’on rit sans raison, où il s’agit d’un rire purement mécanique déclenché sur commande. Les séminaires de rire n’ont rien à voir avec ça.

Emil, vous vous êtes engagé dans une campagne de l’Office fédéral de la santé publique contre le tabagisme. Vous imaginez-vous aussi vous engager contre l’alcoolisme ou les drogues?

Emil: la misère de la drogue me touche beaucoup. Lorsque je vois un toxicomane, je m’interroge toujours sur l’histoire qui a pu le rendre à ce point dépendant des drogues et me demande pourquoi il ne peut pas compenser ses besoins avec autre chose. Il lui manque manifestement une joie dans son quotidien capable de l’empêcher de tomber dans cette situation. Je connais le désespoir qui nous submerge lorsque l’on est dans ce cloaque. Un temps, je ne pouvais tout simplement pas comprendre comment on peut tomber dans une telle situation. Mais il y a manifestement des gens incapables de résoudre leurs problèmes et qui doivent fuir.

Vous vous engageriez donc pour la lutte contre la toxicomanie?

Emil: oui, mais indirectement. Je considère l’intérêt et la curiosité des jeunes comme importants. Bien sûr, pas la curiosité d’expérimenter les drogues. Mais la curiosité de choses vécues, de nouveautés et de culture. On tombe dans cette marmite à la maison, quand on est petit – ou non, justement. Dans certains foyers, les mots théâtre ou cinéma ne sont jamais prononcés. Les enfants doivent alors de débrouiller tout seuls ou s’appuyer sur des amis pour connaître un peu la culture. C’est un peu la loterie, où et comment on grandit.

«Tant que nous ne parvenons pas nous-mêmes à marcher 30 minutes chaque jour, nous ne pouvons dicter à personne ce qu’il doit faire ou non dans la vie.»
Niccel Steinberger

Niccel: on rencontre aussi dans la scène de la drogue beaucoup de personnes très curieuses, sensibles et probablement même artistiquement douées. Ce sont sans doute de toutes autres raisons qui les ont poussées vers la drogue et non un désintérêt total. Je pense que bien trop de choses sont ignorées dans notre société. Les toxicomanes ne sont pas les seuls responsables de leur misère, la société l’est aussi.
Emil: oui, c’est vrai. Moi aussi j’aurais facilement pu basculer à une époque. Mais la scène m’a énormément aidé, m’a rendu plus fort. D’autres ont besoin de pilules chimiques pour cela.

Vous habitez dans un haut-lieu du Chasselas, au bord du lac Léman. Donc, au milieu de la culture du vin. Quelle est votre attitude face à l’alcool qui est aussi une drogue?

Emil: lorsque nous sommes arrivés, nous avons aussitôt reçu quantité d’invitations de toutes sortes, des vernissages chez les vignerons…
Niccel: ... ou des conférences de presse, des séances au théâtre, etc. On se rencontre vers 10 heures du matin, chacun un petit verre de vin blanc à la main...
Emil: ... oui, tout à fait. Mais là, je ne marche pas. Je ne vais tout simplement pas aux invitations. Par chance, l’alcool ne m’a jamais intéressé. Je crois que j’ai bu ma première bière à l’âge de 34 ans, presque forcé par mes collègues qui voulaient que je boive enfin une bière. Mais je n’en avais pas envie. Cela a naturellement une raison. Il fallait toujours que j’aille chercher de la bière pour mes parents, après quoi mes doigts sentaient très fort le houblon, une odeur que je détestais. Cela m’a toujours retenu de boire de la bière. C’est un peu pareil pour le vin. D’ailleurs le vin ne m’aime pas et moi, je préfère l’eau. Et je suis assez strict en la matière. Mais il faut vraiment lutter. Il y a quelques jours, nous avons rencontré à Hambourg, dans un restaurant, un couple qui avait assisté à une de mes représentations la veille au soir. Ils se sont précipités sur moi, m’ont submergé de compliments et étaient transportés de joie. C’était vraiment émouvant. Ils ont alors absolument voulu trinquer au champagne avec moi. Je me suis défendu de toutes mes forces en disant que je préférais le café. Mais mes protestations ne servirent à rien. Le champagne était déjà commandé, le verre rempli, et le café arriva après aussi – le tout couronné par un double kirsch…

«Je crois que j’ai bu ma première bière à l’âge de 34 ans.»
Emil Steinberger

Niccel: ... il ne pouvait pas partir avant d’avoir vidé son verre. Et l’homme le remplissait sans cesse. C’est curieux cette manie qu’ont les gens qui boivent de l’alcool de toujours vouloir que les autres boivent aussi et qu’ils aiment ça. Même mon frère a trouvé récemment que je devrais boire aussi un verre de vin, au prétexte que je devais aussi savourer quelque chose. Quel rapport? Je n’éprouve aucun besoin de boire du vin.
Emil: en Allemagne, j’ai été choqué de voir des écoliers attendre le bus pour l’école en buvant de la bière. C’est tragique. Mais que faire? Se changer les idées est la seule chose qui serve. Avoir d’autres centres d’intérêt. Je suis convaincu que de bons loisirs et centres d’intérêt sont la meilleure prévention ...
Niccel: ... oui, mais comme tu le dis toujours toi-même: tant que nous ne parvenons pas nous-mêmes à marcher 30 minutes chaque jour, nous ne pouvons dicter à personne ce qu’il doit faire ou non dans la vie.

Nos interlocuteurs

Niccel Steinberger, née en 1965, a étudié la germanistique interculturelle à l’Université de Bayreuth. Aujourd’hui, elle écrit des livres et exerce l’activité de gélotologue (science du rire). Depuis ses études, cette Allemande de naissance travaille comme entraîneuse au rire et organise des séminaires sur le thème du rire. Avec son mari Emil, elle a fondé Edition E qui publie les enregistrements d’Emil mais aussi ses propres ouvrages sur le thème du rire.

Emil Steinberger, né en 1933, est l’un des cabarettistes suisses les plus populaires et les plus appréciés. Après un apprentissage de buraliste postal et de graphiste, Emil a connu dans les années 1970 et 1980 de grands succès en Suisse, dans l’ex Allemagne fédérale et l’ex Allemagne de l’est. A côté de ces activités, il travaillait également comme animateur de radio et acteur. En 1987, il met fin à la carrière d’EMIL. Fin 1993, il part pour six ans à New York. Aujourd’hui, Emil Steinberger écrit des livres et organise régulièrement des lectures en Suisse et en Allemagne.

Mariés depuis 1999, Niccel et Emil Steinberger vivent au bord du lac Léman.

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